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ALAIN GERMOZ – 2002 - Uit: Archipel, n° 19, p. 5-7.

 

II y a d'innombrables façons de définir un artiste, la plus simple, quoique souvent abusive, consiste à le situer dans un courant connu, de le rattacher à un -isme, de délimiter son aire de création ou de rechercher une illustre influence. II s'agit de le marquer comme un athlète flanqué d'un maillot avec dossard, afin qu'il soit reconnaissable une fois pour toutes. Cette méthode, qui résulte de l'inexorable besoin de catégoriser et de classer, peut s'avérer fructueuse, évidente et justifiée si l'artiste se borne à une seule discipline. Rembrandt et Van Gogh ont choisi la peinture et on n'en demande pas plus. Mais avec Léonard et Michel-Ange, les étiquettes nous restent collées aux doigts. Au moins nous reste-t-il une certitude majeure: ce sont des professionnels du plus haut niveau dans les différentes disciplines qu'ils pratiquent. La Renaissance en a donné d'autres exemples. Notre époque aussi mais moins convaincants, l'abolition de repères et de critères avant ouvert le champ à des touche-à-tout plutôt qu'à des créateurs capables d'associer imagination et métier (dans le sens noble du terme) et à même de manifester leur identité dans plusieurs disciplines. Comment distinguer le touche-à-tout du créateur, l'acte authentique du coup de poker? On trouve la réponse dans la volonté, la nécessité d'une cohérence. Elle est flagrante chez Renaat Ramon, l'artiste west-flamand dont la sculpture, la poésie écrite et la poésie visuelle obéissent à une même exigence. L'explosion dada a été une sorte de Big Bang mal compris et mal digéré dont la déflagration fait toujours des victimes parmi ceux qui croient pouvoir récupérer ce qui est irrécupérable. Paradoxalement, c'est peu avant qu'est né Part moderne, non seulement à Paris avec le cubisme (nous schématisons) mais à Moscou avec l'abstraction, le suprématisme, le constructivisme. Mais en art comme en science, il y a souvent simultanéité des découvertes en des endroits différents. Le fil rouge qui conduit à Ramon se déroule à partir d'artistes tels que Malévitch, Rodchenko, Tatline, puis El Lissitzky, et trouve des correspondances aussi bien chez Mondrian et Van Doesburg que dans les diverses expériences des années vingt qui conduiront à décanter les objets autant que les mots de leur fonction, de leur sens ou de leur ordonnancement traditionnels. On tend vers l'autonomie de l'objet, des formes, de la typographie. Déjà l’artiste s'intéresse aux possibilités de techniques nouvelles. Plutôt que de se référer au Bauhaus, comme à l'accoutumée quand on évoque 1'évolution de l'avant-garde, citons la mécano-facture d' Hendryk Berlewi qui se sent de déchets industriels pour composer, en à plats noirs et blancs, un monde graphique d'où 1'intervention de la main semble absente – une étape d'un parcours qui aboutit à la perfection de l'Op Art de Vasarely. Ce sera le triomphe de l'industrialisation de l’art. L'esthétique y relève d'une conception mathématique. C’est ce qui nous ramène à Ramon, non qu'il fasse quoi que ce soit de semblable à l'œuvre de Vasarely. Le lien, avec Malévitch au départ, réside dans une logique qui s'appuie plus volontiers sur une réalité mathématique et qui bannit ce que des mots, des formes ou des couleurs pourraient révéler sur les sentiments de 1'artiste. Si l’on restreint le champ à ce qui s'est passé en Flandre, la filiation passe par les poètes Paul van Ostaijen et Paul De Vree – pour ne citer que deux artistes qui ont donné une impulsion majeure à une poésie autre (audio-visuelle, concrète, visuelle et son extension, la ‘poesia visiva’ qui intègre la photographie comme moyen d'expression, surtout critique envers la société). Ces recherches pour un renouvellement du paysage poétique s'éloignent considérablement des Calligrammes de Guillaume Apollinaire ou l'ordre des vers tend à se conformer au sujet traité. Chez Ramon, le sonnet est là, dans un ordre parfait, mais les mots qui le component ont disparus, chaque lettre étant remplacée par un carré noir, 1'ensemble se présentant comme un poème muet qui fait appel à notre propre inspiration. Ce qui n'empêche pas Ramon d'écrire aussi des poèmes lisibles dans l'acception courante du terme. Poésie dépouillée, nue et proche de l'aphorisme qu'il pratique avec un penchant pour les détournements du sens, l'allusif et le clin d'oeil. Les poèmes écrits révèlent un esprit rigoureux, épris de précision et de clarte mais fruits d'une réflexion très personnelle, nourrie par un insatiable appétit de connaissance. D'oú une diversité de thèmes qui se dénouent dans un jeu sémantique réglé comme une partie d'échecs. De la sémantique à la sémiotique, le pas est franchi, prolongeant par des signes (qui ne sont pas exclusivement des lettres et des chiffres) des Poèmes inouïs qui renouvellent le rapport entre l'idée et la forme. Ici surgit une conception surprenante, parfois très forte, d'une diversité métaphorique originale. Tout y est calcul, mesure, équilibre mais reste ludique, chargé d'une pensée exigeante qui refuse l'arbitraire. Comme Einstein, Ramon ne peut croire au hasard. L'alphabet n'est que 1'apparence qui cèle la réalité profonde du monde des physiciens régenté par les mathématiques. Présenter les mathématiques et la poésie comme des entités antinomiques relève d'une barbarie intellectuelle encore fréquente à laquelle, par l'ensemble de son oeuvre, Ramon oppose le nécessaire démenti. Tout y est structuré dans un ordre cohérent qui, en deux ou en trois dimensions, s'inscrit dans une même philosophie anti-chaos.

Paul Valéry remarquait que «notre civilisation prend ou tend à prendre la structure de la machine». La marge entre le poète, le graphiste et le sculpteur d'une part et le mathématicien, l'ingénieur et l'architecte de l'autre ne cesse de s'amenuiser. Ce qui implique une prédominance de la conception sur le travail, lequel peut éventuellement être confié à d'autres mains ou à 1'ordinateur. De toute 1'évidence, 1'exploration et l'exploitation du domaine des signes relève d'un processus rationnel où le rôle de la main est accessoire - une différence essentielle avec l’art de la Renaissance. Si notre temps se prête à la diversification des genres, l'authenticité reste affaire de cohérence dans la démarche et qui permet d'en saisir l'unité. Visuelle ou concrète, qu'elle ait l’air de modifier ou de supprimer le sens, la poésie de Ramon le pousse à l' extrême de ses possibilités et ce qui peut apparaître comme un jeu intellectuel, écartant volontairement l'humain et la Nature, se charge d'une ironie qui est précisément le propre de l'homme. Quant aux sentiments, Ramon leur substitue une sensibilité et un raffinement, mais garde ses distances. Maître des signes, capable de les recycler selon les exigences d'une fantaisie inépuisable, i1 les impose comme autant d'évidences. Telle est la gràce des vrais créateurs.

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